Zawaya», le théâtre égyptien casse l’hégémonie de l’histoire
Zawaya», le théâtre égyptien casse l’hégémonie de l’histoire
Comment questionner l’histoire de la révolution égyptienne ? À un moment où le Printemps arabe n’est plus à la mode et où la promesse d’une transition démocratique semble être au point mort en Égypte ? Au Tarmac à Paris, « Zawaya » met en scène cinq « témoignages » sur les événements de la Place Tahrir du Caire en 2011. Raconter et réécrire l’histoire de la révolution est pour le metteur en scène égyptien Hassan El Geretly l’un des seuls moyens de se libérer des fantômes des martyrs qui hantent jusqu’à aujourd’hui la société. Entretien.
RFI : Zawaya est une mise en scène austère avec cinq personnages assis sur cinq chaises qui racontent cinq fois l’histoire de la révolution égyptienne par cinq monologues. Ce dispositif très sobre, très posé contraste beaucoup avec les images très mouvementées et violentes qu’on a dans la tête de ce moment historique. Ce recul dramatique est-il nécessaire pour comprendre l’Histoire ?
Hassan El Geretly : Nos acteurs sont tous des conteurs. On a travaillé sur l’art de raconter, sur le récit, etc. C’est l’aboutissement de longues années de travail où l’on a conté des choses traditionnelles, des contes de la vie quotidienne, des récits de la vie dans les villes, sur la guerre, et enfin on a travaillé sur la révolution. Donc c’est venu d’un travail sur le conte avec tout ce que [cela comporte] d’imaginaire… parce que les images les plus fortes sont celles qu’on a dans la tête. Et quand le spectacle est présenté au Caire, les gens me voient et disent : « on a l’impression de comprendre alors que par les médias on ne comprend rien ». Cela veut dire que et les débats et les images se passent beaucoup ailleurs.
Le sous-titre est « témoignages d’une révolution ». S’agit-il d’un récit historique ? Est-ce que votre intention est d’écrire ou réécrire l’Histoire de l’Égypte et de cette révolution ?
Depuis qu’on travaille, on réécrit l’histoire. Le fait d’avoir été indépendant [en tant que compagnie de théâtre créé en 1987 par Hassan El Geretly, ndlr], cela réécrit l’histoire. Le fait de travailler sur la culture vernaculaire, sur l’histoire de la campagne, de la culture des villes, de travailler sur les guerres, les révolutions, c’est une façon d’écrire différemment une seule histoire, la nôtre. L’idée est d’essayer de donner des points de vue différents. Le spectacle s’appelle Zawaya, en français « Angles ». Dans la pièce, vous avez huit images, les cinq personnages qui parfois se contredisent aussi plus les trois poètes. L’idée est de casser cette hégémonie de l’histoire comme on a cassé pour nous le modèle occidental comme modèle unique. Et à partir du moment où il n’était plus unique, il était source. Et à partir du moment où il était source, toutes les autres sources se sont ouvertes à nous parmi lesquelles, en premier lieu, les sources de notre culture à nous.
Aujourd’hui, l’actualité internationale est très concentrée sur le Yémen, sur la Syrie, surl’organisation Etat islamique, sur l’Ukraine… En même temps, en Egypte, la promesse d’une transition démocratique semble au point mort. Quel est aujourd’hui le rôle d’une pièce comme Zawaya sur la révolution égyptienne de 2011, une pièce que vous avez déjà montrée en Égypte et que vous êtes en train de jouer en France et bientôt en Belgique ?
Notre rôle est de continuer à témoigner d’une réalité essentielle. Le monde tourne et les lieux où se fabriquent les informations médiatisées changent tout le temps. Je pense qu’il faut continuer à raconter sa propre histoire au milieu de tout cela. Et comme le monde tourne, nos histoires reviendront. Et comme l’Égypte a sept mille ans [d’histoire] derrière elle, on ne peut pas voir d’une façon définitive et fermée ce qui va se passer dans le futur immédiat. Il faut continuer à raconter notre histoire et lier notre histoire à toutes les autres histoires importantes dans le monde, loin de ce qu’ont fait les médias.
Vous avez créé sur scène cinq archétypes comme la mère d’un martyr, le fan du football, un voyou, un officier et aussi une observatrice de Human Rights Watch qui compte les blessés et les cadavres dans un hôpital d’Alexandrie le 29 janvier 2011 en disant : « je n’avais rien à leur donner… que la promesse de ne pas oublier. » Est-ce que c’est aussi cela la promesse de la pièce ?
Oui. Il faut continuer à dire l’Histoire. Malgré tout ce qui arrive en Égypte, ce qui ne passera pas, ce sont les martyrs. Ils vont hanter l’avenir tant que cette question n’est pas réglée. Cela reviendra comme dans la tragédie grecque. Il faut que cela se règle, même si cela se règle comme en Afrique du Sud. Sinon, les morts reviendront jusqu’à la justice soit faite.
À la fin de la pièce, c’est justement la mère du martyr qui distribue aux spectateurs des photos de son fils tué. Cela semble une allusion au fait que l’on n’a pas assez partagé la douleur, qu’on n’a pas été assez solidaire, qu’on n’a pas assez continué ce combat ?
En Égypte, quand quelqu’un est tué, souvent les gens refusent d’accepter les condoléances. C’est un peu cela. La mère continue à se battre alors que personne ne veut l’écouter aujourd’hui.
Vous avez fondé votre troupe de théâtre El Warsha il y a 28 ans. Avant vous aviez travaillé en France. Votre travail est aussi très influencé par des auteurs et metteurs en scène occidentaux comme Ariane Mnouchkine ou Peter Brook. Après le Printemps arabe, est-ce que vous avez le sentiment que le monde théâtral s’ouvre plus aux pays arabes ?
Oui, mais il faut savoir qu’il y a des modes. Moi, j’ai résisté longtemps à la mode d’être « exotique ». Je dirais qu’il faut continuer à faire son travail nonobstant, être à l’écoute, proposer son histoire et espérer à être écouté. En même temps, il faut faire très attention à ce que le diapason de cette écoute soit tout le temps juste.
En Égypte, il y a une scène théâtrale privée, une scène « institutionnelle », voire bureaucratique, et une scène indépendante dont vous êtes l’un des pères fondateurs. Qu’est-ce qui a changé pour cette scène indépendante depuis le Printemps arabe ?
On a découvert l’existence d’une marge et on a envahi cette marge. Et depuis qu’on a commencé en 1987, il y en a beaucoup d’autres. Un jour, quand on avait célébré l’existence de cette mouvance nouvelle, on a traduit du français un texte à la fois très oriental et très français, Le Loup et le Chien, la fable de Jean de La Fontaine sur la liberté. Le loup qui, tout d’un coup, a envie d’être un chien confortablement assis voit à un moment chez le chien la marque du collier et se dit, mais qu’est-ce que c’est ça ? Alors le chien avoue : « c’est peut-être le collier auquel je suis attaché ». « Attaché ? » s’étonne alors le loup : « Tu ne vas pas où tu veux aller ? Pour moi, c’est ça l’important ». Et il s’en va !