Maroc : pourquoi Mohammed VI prend les devants sur l’avortement
En convoquant deux ministres (justice et affaires islamiques) et le président du Conseil national des droits de l’homme pour leur « ordonner » de plancher sur une nouvelle législation sur l’avortement, Mohammed VI fait montre de sa fonction d’arbitre au-dessus des autres institutions politiques. Le roi rassure aussi la frange moderniste de la société, laquelle, en retour, le renforce dans un autre rôle : celui de rempart face aux islamistes. Paradoxal pour un monarque qui revendique le titre de Commandeur des croyants ? Pas tant que ça.
Le 16 mars, en fin d’après-midi, au moment où se clôturait un débat public sur l’avortement clandestin, le palais royal rendait publique une réunion entre Mohammed VI et ses ministres de la justice et des libertés, Mustapha Ramid, et des affaires islamiques et des Habous, Ahmed Toufiq. Dans une audience séparée, le roi a reçu le président du Conseil national des droits de l’homme, Driss El Yazami. Aux trois, Mohammed VI a ordonné de « se concerter » avec les oulémas avant de soumettre « des propositions [de loi sur l’avortement] à la haute connaissance de sa majesté le roi et ce dans un délai maximum d’un mois. »
Cette irruption du roi sur une question sociétale qui divise l’opinion n’est pas vraiment une surprise. Il y a un précédent important sur la question des femmes. Quand en 2000, le gouvernement socialiste d’Abderrahmane el-Youssoufi avait retiré un plan de réformes pour la femme, décrié par les islamistes, Mohammed VI avait temporisé.
Habileté politico-religieuse du roi
En avril 2001, il installait M’hammed Boucetta du parti conservateur de l’Istiqlal à la tête d’une commission chargée de mener une large consultation. Le processus aboutira trois ans plus tard à l’entrée en vigueur d’un nouveau code de la famille. Cette Moudawana (code de la famille), reste la réalisation majeure des premières années du règne de Mohammed VI : abolition de la tutelle paternelle pour le mariage des filles majeures, relèvement de l’âge légal du mariage à 18 ans pour les deux sexes, suppression de la répudiation à l’initiative du seul mari, encadrement par le juge de la famille de la polygamie.
Si, dans les faits, beaucoup reste à faire, cette réforme sociétale a servi de test, notamment en raison de la forte opposition de principe des partis et organisations islamistes que le roi a contenu, avec une bonne dose d’opportunisme politique. Les attentats du 16 mai 2003 (45 morts à Casablanca dans cinq attaques suicides coordonnées) faisant entrer le Maroc dans la liste des pays frappés par le terrorisme d’Al-Qaida, les islamistes étaient sur la défensive. Y compris les légalistes du Parti de la justice et du développement (PJD, dont le chef, Abdelilah Benkirane, dirige l’actuel gouvernement). Obligés d’en rabattre sur leur discours ultra-religieux, la frange la plus éruptive des islamistes fait alors profil bas.
En octobre 2003, c’est le roi lui-même qui soumet le projet de réforme de la Moudawana aux élus de la nation. Lors du traditionnel discours d’ouverture de la session d’automne des deux chambres du parlement, Mohammed VI avait insisté : « Roi de tous les Marocains, nous ne légiférons pas en faveur de telle ou telle catégorie, telle ou telle partie. Nous incarnons la volonté collective de la Oumma [communauté des croyants], que nous considérons comme notre grande famille. »
Endossant son habit d’Amir Al-Mouminine (Commandeur des croyants), Mohammed VI trancha alors le débat théologique en ne soumettant aux élus que les dispositions à caractère civil du code : « Nous avons jugé nécessaire et judicieux que le parlement soit saisi, pour la première fois, du projet de code de la Famille, eu égard aux obligations civiles qu’il comporte, étant entendu que ses dispositions à caractère religieux relèvent du ressort exclusif d’Amir Al Mouminine ». Enfonçant le clou, Mohammed VI asséna aux députés : “En notre qualité d’Amir Al Mouminine, nous jugerons votre travail en la matière, en nous fondant sur ces prescriptions divines : “Consulte- les sur la question” et “si ta décision est prise, tu peux compter sur l’appui de Dieu”.”
Un consensus de facade
La loi fut adoptée unanimement. Compte tenu du contexte post-attentats, les islamistes du PJD choisirent de taire leurs réserves et ils affirment désormais que cette réforme respecte formellement les dispositions religieuses. Le consensus est pourtant de façade seulement. Si les associations féministes et une bonne partie de la société civile moderniste considèrent que la Moudawana actuelle est une base encore perfectible, les islamistes considèrent que le timing de son adoption et son contenu restent exceptionnels et constituent le maximum acceptable.
Concernant l’avortement, les islamistes sont restés prudents, anticipant certainement une intervention royale. Au sein du PJD, seul le docteur Saâd Dine El Othmani défend une libéralisation relative et sous contrôle de l’interruption de grossesse. Ce psychiatre, qui fût de 2004 à 2008, le secrétaire géneral du PJD, adopte sur cette question, une position minoritaire dans son parti. Mais elle permet au PJD d’éviter d’être stigmatisé comme le vilain petit canard de la classe politique marocaine. En réalité, les islamistes n’ont pas le monopole du conservatisme.
De l’autre côté, l’alliance objective entre les modernistes et le palais est également complexe. Sur les questions politiques ou démocratiques, une minorité agissante de la gauche et de la société civile milite pour plus de parlementarisme et – sans le dire – pour un roi qui ne gouverne pas. Mais confrontés à leur érosion en termes de voix, les mêmes sont soulagés de voir Mohammed VI dépenser de son capital symbolique pour faire avancer des questions de société. Et montrer par là-même qu’il conserve une main habile sur le jeu politique. En quelques années, le Maroc a vu passer les concepts de « despotisme éclairé » et de « monarchie excécutive ». Bientôt le « roi féministe » ?
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