«Le comptable d’Auschwitz» devant la justice

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Le célèbre portail marquant l’entrée du camp Auschwitz I avec l’inscription cruellement ironique Arbeit macht frei - le travail rend libre. Quand ils n’étaient pas fusillés ou gazés, les prisonniers mouraient de faim, ou de maladie…

Soixante-dix ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale s’ouvre ce mardi 21 avril à Lüneburg, dans le nord de l’Allemagne, un des derniers procès contre un criminel de guerre, celui de Oskar Gröning. Le bilan des poursuites judiciaires contre les complices de la Shoah en Allemagne ces dernières décennies reste en demi-teinte.

De notre correspondant à Berlin,

Oskar Gröning s’engage à 20 ans en 1941 ans les troupes d’élite du IIIe Reich, la Waffen SS. Issu d’une famille nationaliste hantée par la défaite subie par l’Allemagne en 1918, il baigne très jeune dans une ambiance belliqueuse et antisémite. Sa formation de comptable lui vaut un transfert au camp d’extermination d’Auschwitz en Pologne en 1942 où ce bureaucrate méticuleux est chargé de collecter l’argent liquide des déportés qui arrivent sur place et de le transférer à Berlin, d’où son surnom de « comptable d’Auschwitz ».

La justice allemande s’est concentrée dans le procès qui s’ouvre à Lüneburg sur l’été 1944 avec le transfert dans le camp de la mort de 137 trains transportant avant tout des Juifs de Hongrie. Les trois quarts de ces 425 000 personnes ne survivront pas.
Contrairement à d’autres criminels poursuivis par la justice, Oskar Gröning n’a pas dissimulé son adhésion au nazisme. Il a décrit son quotidien à Auschwitz, sa volonté d’être muté en raison d’atrocités auxquelles il avait assisté et la paix intérieure qu’il a déclarée n’avoir jamais trouvée.

Un « petit rouage »

Après la guerre, le jeune homme revient dans sa région d’origine avant de fonder une famille et de travailler dans une verrerie. Son passé le rattrape durant sa retraite. Il rédige un long mémoire sur son passé à Auschwitz pour ses proches et donne des interviews. L’homme se présente comme « un petit rouage » d’une machinerie plus importante dont il reconnaît avoir fait partie sans se juger juridiquement coupable.

Comme pour d’autres nonagénaires, la justice allemande a ouvert sur le tard une procédure contre « le comptable d’Auschwitz » qui en théorie pourrait être condamné à la perpétuité. Une hypothèse peu vraisemblable en raison de son grand âge. Pour Ies observateurs comme les proches de victimes de la Shoah, le procès qui s’ouvre est d’abord une question de morale plus que de droit pénal.

Ce procès très tardif s’explique par un revirement de la justice. Il n’est plus nécessaire désormais comme par le passé de prouver concrètement qu’une personne a directement tué des déportés pour pouvoir ouvrir une procédure. Le simple fait qu’elle ait été présente dans un camp de concentration, dans n’importe quelle position, suffit à la rendre complice de l’Holocauste. La structure chargée en Allemagne de gérer les crimes nazis a mis les bouchées doubles pour retrouver des personnes encore en vie contre lesquelles des procédures ont été ouvertes. Le grand âge de la plupart de ces personnes a dans plusieurs cas conduit à un arrêt des poursuites, leur état ne leur permettant pas d’être jugés. D’autres sont entre-temps décédées.

Le centre Simon Wiesenthal, spécialisé dans la traque des anciens nazis, a rendu hommage la semaine dernière dans son rapport annuel aux efforts de l’Allemagne et à la nouvelle stratégie juridique désormais retenue. Ce lundi en revanche, le comité international Auschwitz, a critiqué la justice allemande et « son inaction durant des décennies ».

Un bilan nuancé

Le bilan depuis la Seconde Guerre mondiale est en effet nuancé. Durant les premières années, la justice allemande n’avait pour certains dossiers pas les mains libres, les alliés menant directement certaines procédures. L’exemple phare, c’est bien sûr le procès de Nuremberg contre des responsables du IIIe Reich. Il marque le début d’une justice pénale internationale contre d’anciens responsables politiques en raison de crimes contraires à des normes juridiques internationales transcendant le droit interne qui lui pouvait sauvegarder une façade légale. De nombreux anciens nazis poursuivis ont très souvent souligné qu’ils n’avaient fait qu’appliquer le droit en vigueur à l’époque et obéi aux ordres de leurs supérieurs sans être particulièrement tourmentés par les crimes commis.

Beaucoup des 36 000 procédures menées entre 1945 et 2005 n’étaient pas liées à la Shoah, mais aux crimes et délits commis lors de la nuit des pogroms en novembre 1938 contre la communauté juive ou contre des opposants politiques des nazis. Par ailleurs, la justice allemande, comme dans la plupart des pays, s’est intéressée aux crimes commis sur le territoire national, à savoir les frontières de 1937 avant l’Anschluss de l’Autriche et la Seconde Guerre mondiale. Or les crimes de masse, à commencer par l’extermination des Juifs, se sont déroulés en Europe de l’Est occupée après 1939 par le IIIe Reich.

Il faut aussi rappeler que les juges en poste après 1945 étaient bien souvent les mêmes qu’auparavant et qu’ils étaient aussi le reflet de la société allemande d’après-guerre qui voulait avant tout se concentrer sur la reconstruction du pays et ne pas trop se pencher sur un passé trop brun. Lorsque des juges courageux plus tard vont faire preuve d’une plus grande énergie dans la poursuite des crimes nazis, il leur faudra se battre contre des collègues voyant la chose d’un mauvais œil. Le procès mené grâce au procureur Fritz Bauer contre des criminels d’Auschwitz dans la première moitié des années 60 provoque un électrochoc sociétal et renvoie l’Allemagne du miracle économique à son passé.

Corriger les erreurs et les omissions passées

La création à la fin des années 50 d’une structure centralisée chargée de mener des enquêtes permet également de travailler de façon plus systématique alors que les poursuites antérieures étaient souvent le fruit du hasard. Mais les moyens de cette institution ne sont pas aussi puissants juridiquement que ceux du parquet. Et le législateur a pris le soin de faire en sorte que des poursuites contre des membres de l’armée allemande sous le IIIe Reich, la Wehrmacht, ne soient pas possibles. Il faudra attendre longtemps pour que le mythe d’une armée « propre sur elle » ayant respecté les règles traditionnelles de la guerre, sans se salir les mains – et la conscience – par des actes barbares, soit remis en cause. Jusqu’à aujourd’hui, aucun responsable de la Wehrmacht n’a été condamné malgré la participation de soldats allemands sur le front de l’Est à des massacres de masse.

De même, les petits exécutants de la machine criminelle nazie n’ont longtemps pas été poursuivis. Ils étaient avant tout considérés comme des rouages sans marge de manœuvre d’une politique qui les dépassait. En 1968, une loi met fin par une prescription aux poursuites contre « les bureaucrates de la mort », ceux qui depuis leurs officines avaient orchestré, sans se salir les mains, les crimes nazis.

Face à ce bilan parcellaire, il est difficile de ne pas percevoir les poursuites très actives de ces dernières années contre les criminels encore vivants et très âgés comme une volonté sur le tard de remettre en cause des erreurs et des omissions passées. Les activités de la justice allemande d’aujourd’hui sont aussi le reflet d’un pays qui a effectué après deux décennies de refoulement un profond travail de mémoire.

RFI