Elections au Soudan: «Les résultats sont connus d’avance!»
Elections au Soudan: «Les résultats sont connus d’avance!»
Jérôme Tubiana, l’auteur de Chroniques du Darfour (Glénat, 2010), est chercheur et spécialiste du Soudan. Il répond aux questions de RFI sur les élections présidentielles et législatives soudanaises qui se déroulent depuis le 13 avril. Ces élections, boycottées par l’opposition, sont considérées peu crédibles par la communauté internationale.
RFI : Omar el-Béchir, l’homme fort du Soudan depuis 26 ans, peut-il perdre les élections ?
Jérôme Tubiana : Béchir ne peut que gagner ces élections, car le jeu électoral est tout sauf démocratique. Le parti au pouvoir contrôle tous les rouages de l’Etat, y compris la commission électorale, ils ont les moyens de mobiliser les électeurs, de les conduire au bureau de vote et de les récompenser pour leur vote - ainsi que de punir ceux qui ne votent pas ou votent contre eux. C’est une machinerie particulièrement bien huilée, avec des moyens de patronage énormes, à tel point que le régime n’a même pas besoin de truquer le scrutin !
Par ailleurs, la situation cette année est particulièrement favorable au parti au pouvoir, avec l’opposition qui a décidé de boycotter les élections. Certes, le président candidat a en face de lui 14 candidats, mais ceux-ci sont peu connus du grand public, d’autant qu’ils n’ont pas pu faire réellement campagne dans les médias verrouillés par le pouvoir. Les petits partis qui ne boycottent pas les élections sont pour la plupart des alliés du parti au pouvoir et font déjà partie de la coalition gouvernementale. Ils sont dans ce qu’on appellerait en Afrique francophone « la mouvance présidentielle ». Les résultats de ces élections sont connus d’avance.
Qui vote pour le régime ?
Parmi eux, la classe moyenne de Khartoum, du moins ceux qui ont bénéficié du boom du pétrole dans les années 2000 et des largesses du régime. Ils se sentent menacés par la crise économique mais beaucoup continuent de ne pas voir d’alternative au régime, tout comme une partie des islamistes qui ont porté Béchir au pouvoir. Il faut dire qu’il y a beaucoup de gens au Soudan aujourd’hui qui se sont habitué à ce régime, qui s’est positionné comme arbitre entre plusieurs réseaux de pouvoir : les islamistes, les militaires, les milieux d’affaires. Omar el-Béchir a su habilement jouer de cette posture pour s’imposer comme un rempart contre le chaos.
Qu’attend le pouvoir de ces élections ?
Un supplément de légitimité, même si le régime ne peut espérer que ces élections soient validées par la communauté internationale, comme l’avait été le scrutin précédent de 2010 : à l’époque, la communauté internationale a fermé les yeux sur les irrégularités pour que le Soudan ne s’oppose pas à l’indépendance du Soudan du Sud. Cependant comme en 2010, pour Omar el-Béchir personnellement, une nouvelle victoire électorale sera un argument de plus pour défier la Cour pénale internationale (CPI) qui a délivré un mandat contre lui pour les crimes commis au Darfour.
Enfin, ces élections vont permettre aux durs du régime de freiner le processus de dialogue national avec l’opposition, qui s’il est mené à bien aboutirait à un nouveau partage du pouvoir. Après la victoire prévisible et sans doute massive du gouvernement au scrutin d’avril 2015, le régime peut très bien se prévaloir de cette nouvelle légitimité pour refuser ou rogner les négociations, comme il l’a déjà fait dans le passé sur le Darfour. Voilà pourquoi l’opposition a boycotté les élections, soutenue en cela par la communauté internationale.
Paradoxalement, le pouvoir va gagner les élections, alors que la situation dans le pays est quasi-explosive. Selon son entourage, Omar el-Béchir aurait été très secoué par la violence des émeutes de 2013 ?
Le régime a été d’autant plus secoué qu’il n’avait pas vu venir ces émeutes qui ont eu lieu au même moment à Khartoum et dans de nombreuses régions, alors que jusqu’ici la violence restait cantonnée aux périphéries comme le Darfour sans toucher le centre. Mais le régime en a profité pour se durcir et recentrer le pouvoir autour des services de renseignements et sécurité [le National Intelligence and Security Service, plus connu sous son acronyme de NISS, ndlr] et de faucons de l’armée.
La Constitution a été amendée pour renforcer les pouvoirs du NISS. On a légalisé son contrôle sur des forces paramilitaires, qui font régner la terreur dans les zones de conflit. Les membres de l’opposition officielle et de la société civile, et les journalistes, se sentent de plus en plus en danger. Beaucoup souhaitent une mobilisation populaire et pacifique comme elle a eu lieu ailleurs lors du printemps arabe, mais craignent une répression à la syrienne.
Est-ce que le renforcement des sanctions économiques et internationales qui sont déjà en place peut empêcher une telle dérive ?
Non, car le régime s’est habitué à vivre sous sanctions, en particulier américaines, et a survécu en diversifiant ses alliances internationales. Depuis 1997, ces sanctions visaient, en parallèle à un soutien à l’opposition armée via des pays voisins comme l’Ethiopie, l’Erythrée et l’Ouganda, à provoquer la chute du régime, ce que demandait en particulier la droite chrétienne américaine mais aussi une partie des démocrates.
Béchir a su écarter cette menace, d’abord grâce à la guerre Ethiopie-Erythrée qui a fissuré le front régional anti-Khartoum, puis en répudiant son mentor islamiste Hassan El-Tourabi en 1999, enfin après les attentats du 11 septembre 2001 en engageant rapidement ses services de renseignement dans une coopération avec la CIA. Depuis, Washington ne souhaite plus un changement de régime à Khartoum et pratique une double politique : d’un côté, le maintien de sanctions et d’un langage de fermeté conformément aux attentes de militants américains anti-Khartoum, de l’autre une realpolitik qui donne la priorité aux risques sécuritaires, à la lutte contre le terrorisme islamiste, et qui est aujourd’hui confortée par la la situation régionale, devenue particulièrement instable depuis les révolutions arabes. Les Américains craignent de voir le Soudan devenir une deuxième Libye.
L’administration Obama n’a donc aucune envie de changer le régime au Soudan et considère Omar el-Béchir comme un moindre mal. D’ailleurs, Khartoum joue finement des contradictions américaines, en autorisant des salafistes sous son contrôle à participer aux élections. En laissant des groupuscules fondamentalistes s’exprimer, siéger au Parlement et au gouvernement, Béchir peut fanfaronner et dire que lui, contrairement aux Américains, sait comment gérer la montée de groupes comme Daech. Comme d’autres régimes dans la région, il tente de se présenter comme un rempart, sans lequel le Soudan et la région seraient condamnés au chaos.
Comment s’explique la longévité de ce régime ?
Justement par son opportunisme. Pour moi, ce régime doit sa longévité en partie à sa capacité à changer d’alliés, en particulier internationaux, à nouer des alliances de circonstances chaque fois que l’opportunité se présente. Il l’a fait en collaborant avec les Occidentaux après le 11 septembre 2001, évitant ainsi d’être la cible des luttes anti-terroristes. On assiste en ce moment même à un nouveau revirement de la diplomatie soudanaise avec le ralliement de Khartoum à la coalition menée par l’Arabie Saoudite au Yémen, aux dépens de l’Iran dont le Soudan a été jusqu’ici un proche allié.
Les divergences entre Khartoum et Riyad, notamment sur la Libye, avaient récemment privé le Soudan de financements saoudiens : l’envoi de troupes soudanaises au Yémen est donc juste ce qu’il fallait pour raccommoder Khartoum et Riyad et donner un peu d’oxygène à l’économie soudanaise.
Je n’ai aucun doute que la diplomatie soudanaise effectuera une nouvelle volte-face lorsqu’une occasion plus profitable se présentera. Malheureusement, les acteurs internationaux sont eux-mêmes divisés sur le Soudan et incapables d’une politique cohérente qui soit à même d’inciter le régime à une transition démocratique. Pour preuve, l’Union africaine a envoyé des observateurs pour les élections, alors même que sa propre médiation en charge du dialogue national au Soudan a vainement recommandé de reporter le scrutin et de ne pas lui donner de légitimité.
Elections soudanaises 2015: dates et chiffres
Depuis le 13 avril, les électeurs soudanais votent pour élire leur président et leurs députés nationaux et régionaux. Le scrutin est réparti sur trois jours (les 13, 14 et 15 avril).
Chiffres à retenir : 13 millions d’électeurs enregistrés, 11 000 bureaux de vote et 450 sièges de députés à pourvoir.
Arrivé au pouvoir en 1989 par un coup d’Etat, le président Omar el-Béchir est à la tête du pays depuis 26 ans. Il est candidat à sa propre succession. Ils sont en tout 15 à briguer la présidence soudanaise, dont 9 candidats sans affiliations partisanes. La plupart des partis politiques traditionnels ont boycotté le scrutin. Ils réclamaient au préalable la mise en place d’un gouvernement de transition pour superviser l’amendement de la Constitution consacrant la liberté de l’expression et les libertés fondamentales.
Les résultats seront proclamés le 27 avril.
RFI